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TEXTURE       Les amis de Michel Baglin

Lien entre les amis du poète et écrivain Michel Baglin

AU SOLEIL D'UKRAINE

Annie Christau  Rideau bleu, hommage à Serge Poliakoff  acrylique

Annie Christau Rideau bleu, hommage à Serge Poliakoff acrylique

Pourquoi des poètes dans les temps d’indigence ? La question d’Hölderlin reste d’actualité. Nul doute qu’elle éclaire les poètes ukrainiens de tout temps mis en situation de résistance à l’oppression, de chanter la liberté et de vivre les promesses fécondes de la poésie. Aujourd’hui encore, en ces années tragiques où l’Ukraine souffre de la guerre menée par la Russie impérieuse au mépris du droit international, la poésie est acte de résistance.

Au commencement il y a Taras Chevtchenko (1814-1861) dit aussi « le poète-héros de l’Ukraine » tant sa destinée a épousé le sort de son pays. Lui-même naquit serf. Il devint orphelin de mère à neuf ans et fut libéré du servage à 24 ans. En 1840 est publié Kobzar, un recueil de huit poèmes qui témoigne d’un sentiment national très marqué et des aspirations de son pays à la liberté. Le livre connaît un succès immédiat. Ce premier Kobzar mêle en un mouvement très étudié lyrisme personnel et poésie épique. Une poésie où la figure féminine sous ses sourcils noirs porte la tragédie du monde : Kateryna et son enfant rejetés par ses parents et le militaire Moscal ; la jeune fille amoureuse du Cosaque déjà mort ; les pleurs de l’orpheline cherchant le cruel infidèle par-delà la mer bleue, Dniepr ou steppe.

À quoi me sert donc ma beauté

Si je n’ai pas de destinée ?

Le poème tragique se double de chansons de geste racontant les combats entre Cosaques et Russes, Cosaques et Polonais, Frères zaporogues et Soldats de « La Turque », contes merveilleux où la femme est changée en peuplier, où nagent des ondines dans le courant des rivières, où s’entendent les complaintes du fou et du forçat se révoltant. L’amour du pays, l’Ukraine, le poète le célèbre en des poèmes plus courts, plus personnels où la tonalité reste la tristesse, la mélancolie, la nostalgie, voire même parfois le désespoir et une pointe d’amertume, vite effacée par une féroce ironie. Guillevic fit connaître chez Seghers la poésie de Taras Chevtchenko. Il sut y voir une coloration naïve, l’apparence par excellence du poème épique.

L’édition française est restée discrète concernant la publication des poètes ukrainiens. Bien sûr la revue Europe a présenté plusieurs poètes il y a quelques années, et dernièrement les Éditions de Corlevour et la revue Nunc ont fait paraître Ukraine, pivot de l’Europe avec des poèmes de Taras Chevtchenko et de Serhiy Jadan ; mais c’est l’éditeur Christophe Chomant qui a fait œuvre de pionnier en publiant Dmytro Tchystiak et Ihor Pavliouk.

AU SOLEIL D'UKRAINE

Dmytro Tchystiak, né en 1987 à Kiev, offre au lecteur francophone Verger inassouvi, un recueil qui se veut, d’après les propres mots du poète « une chasse aux instants où l’on entend un léger murmure universel ». Des instants qui installent une tension entre souvenir et présent, frémissement et tremblement. La vie est si près de la mort, et celle-ci si pleine de promesse qu’elle en devient une espérance. Alors, en ce monde où tout est gelé, oiseau noir et rose noire, silence et effroi, fleurs crucifiées imprégnées du sang du faucheur, gloire des soleils mordorés, comment entendre la voix argentine qui fera advenir les airs du paradis, la lumière et la clarté, le verger assouvi et les êtres comblés ? Une réponse est donnée : écouter, les yeux ruisselants, la mémoire des morts dans l’arche retrouvée flottant sur les mers.

L’œuvre de Dmytro Tchystiak est marquée par la tragique réalité ukrainienne, douloureusement inscrite au cœur de l’aventure humaine où palpitent encore et toujours les ressources du sacré interrogé sans crainte. Une œuvre où se détache un livre hybride prose et poésie dédié à son grand-père, Champ : soir et matin : in memoriam Holodomor. Holodomor est un mot composé de Holod (faim) et Mor (extermination) désignant la Grande famine des années 1932-1933 où la politique stalinienne fit périr des millions de personnes. Un chant funèbre où la terre a mangé ses enfants. Des phrases courtes. Une respiration haletante qui traduit la prégnance d’une nuit sulfureuse, sans étoiles, sans luxe, sans rossignol. Des phrases qui disent aussi l’après, le printemps, l’espoir. Des phrases plus longues où reposent des paroles évangéliques, thrène aveuglant convoquant des scènes de l’histoire du Christ et de l’histoire de l’Ukraine.

Dmytro Tchystiac

Dmytro Tchystiac

Ihor Pavliouk est lui aussi un poète contemporain, puisqu’il est né en 1967. La poésie de Pavliouk est une poésie en fusion. Fusion avec le souffle du temps où le rouge (souvent écarlate) et le blanc (et la blancheur) sont les couleurs dominantes même si le bleu (des nerfs) et l’or (de l’automne) sont bien présents aussi. Fusion avec les rituels qui trouvent leurs sources dans une mythologie singulière où le magma polésien (titre d’un choix de poèmes) coule et s’incruste dans les trésors culturels de l’humanité. Fusion avec les vols des oiseaux (cigognes, mouettes, corbeaux) et la respiration des arbres (bouleaux, cerisiers, obiers). L’écoute de la nature, la vibration de la corde de lyre, l’interrogation de la déité sont des ressources nécessaires pour aller au-delà de la souffrance. Se détachent alors la figure du Crucifié (aussi fortement vitale que chez Hölderlin), celle de la bien-aimée, l’ailée, la divine, les qualités de l’âme : la patience et la sérénité sur les rives du fleuve Léthé dans l’attente du paradis, l’espérance et la croyance comme douceur rassurante face à la mort si proche, et comme dans les chansons anciennes, la Voie lactée au milieu des étoiles, derrière l’incommensurable douleur. Qu’est-ce que vivre la vie réelle ? Sinon regarder la mort. Et cela se peut-il hors la poésie ? Ihor Pavliouk, au son des cloches et en larmes cosaques, fait découvrir au lecteur un paysage merveilleux dont les grandes étendues sont parcourues de tendresse et de tristesse, nourrissant une sorte de lyrisme de la solitude.

Mon âme veut chanter

Mais ignore les paroles

Pourtant, en marge de sa création, le poète affirme : « La poésie a le pouvoir de réconcilier les nations même en temps de guerre. »

 

Ihor Pavliouk

Ihor Pavliouk

Né en 1974, Serhiy Jadan est aussi un poète de l’époque moderne. Sa poésie exprime une sorte de gai savoir où les thèmes les plus chers à la sensibilité humaine, l’amour, la mort, la croyance, la peur, le bonheur, s’écoulent très doucement en des mots très justes. En une langue naturelle, le poète aborde les terres les plus accueillantes ‒ mais ne le sont-elles pas toutes, finalement, pour l’homme de grande foi ? Du vert néant à l’émeraude amour, un courant épiphanique draine tout surgissement de ce qui fait le monde, faune et flore, baignant dans les quatre éléments, jusqu’à leur disparition dans la nuit noire. Avancer sereinement dans la vie et traverser les lieux obscurs, en sachant que l’on perdra tout et que tout recommencera. Ne pas avoir peur de la mort. Ne pas avoir peur de Dieu qui se cache dans l’obscurité

Je n‘ai pas peur du Jugement dernier

Après la vie dans un pays défoncé, au pain et à l’eau

Qui pourrait me juger et qu’est-ce qui pourrait m’effrayer ?

Cet éternel retour, vécu par l’homme et la femme, soufflé en des poèmes qui ne pèsent pas mais d’une évidente profondeur, s’élargit aux autres hommes et aux autres femmes dont le destin se nomme amour. Tant d’énergie bascule le vers dans une prose poétique qui l’emporte loin de l’amertume.

Nos hommes savent supporter le froid, la chaleur et la douleur. Ils grandissent pour défendre les forteresses. Aimer. Mourir.

‒ ‒ ‒ ‒ ‒ ‒ ‒ ‒ ‒

Nos femmes ont une étrange faculté, elles se fécondent comme les fleurs au vent et à la lumière du soleil, grâce aux abeilles et aux papillons.

Le destin porte aussi le beau nom d’Ukraine. Un lieu où tout s’arrête et où tout recommence à la frontière orientale de l’Europe.

Car le poète peut arrêter par sa magie

N’importe quelle hémorragie.

Serhiy Jadan

Serhiy Jadan

Les hommes dans les temps d’indigence savent que la poésie possède la force d’une beauté silencieuse, intégrale et divine. En temps de guerre où le secours d’Héraklès n’est pas vain, elle vendange toutes les tonalités de la vie et fait dire à Hölderlin dans Pain et vin que les poètes portent ce sentiment héroïque en toute liberté.

Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres saints du dieu de la vigne

Qui passaient dans la nuit sacrée de pays en pays.

          Philippe Pineau

Annie Christau  s.t.  acrylique

Annie Christau s.t. acrylique

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