5 Mai 2024
L’océan remue dans mon verre du bout du monde. Je suis le seul être humain à hanter la tempête et la grisaille des lieux, à me rendre à la grand-messe des éléments. C’est une énergie qui avance avec un appétit de houle, une force de vagues délirantes prêtes à se transformer en cimetière. Jamais, l’océan ne s’excuse, il sait ne pas avoir de cœur. Infatigable, écumante et bavante mer d’Iroise sous le moutonnement des tourments.
Les yeux clos, j’écoute se jouer l’opéra des flots et lutte contre mes crampes qui me toisent, faisant de moi un naufragé. La pluie essore l’horizon et cingle les rêves, il n’y a de voyage que pour les îles. Ici, en cette fin de terre, je lis le monde à la méthode braille.
En moi, vit quelqu’un de connu, je le tutoie. Sur l’herbe rase, souffle un vent fort et prémonitoire. Sur la mer et le sable, il écrit des vers, prie et universalise ses sentiments, sa voix de poète est aussi douce que le frisson de l’orgue sur la lande. Je n’ai pas encore sombré. Aspiré par les rhapsodies de Rocamadour, je suis la cible, la convergence, le muscle bandé, le coquillage, le démon des cieux et de la terre, l’apothéose des légendes et du mystère.
Ici, orgie d’océan et de vent, jungle de pluie et de néant, furie de la contemplation et du rêve, il est Monsieur Saint- Pol-Roux, poète magnifique, semeur d’anges et moissonneur d’âmes.
Dos courbé, j’affronte péniblement ce coup de torchon face au Boultous rossignolant. C’est là que l’amour devait être son château mais la bêtise des hommes l’a capé des jours les plus noirs.
Mort au front pendant la Grande Guerre, son fils Coecilian a donné son nom à ce manoir de quatre tourelles délabrées, vestiges du passé où l’éternité s’assoit dans un fauteuil de pierre. Étonné, j’exalte la splendeur, exhale un parfum d’embruns et veille sur la Bretagne univers.
Je me dérobe à ce pêle-mêle d’alignements de Lagatjar et cravache vers Camaret. Le cimetière domine la ville et la mer. Je cherche le poète, il est là.
Une grande croix signe la plaque tombale de marbre gris, des fleurs artificielles ou fanées en font le tour.
Sur un côté, en lettres dorées, je lis :
À ma fille Divine
“l’ange de ma solitude”
Saint Pol Roux
Je vide mon verre et l’emplis d’un soleil passager.
Ici, tout a un air de démon,
les dents des falaises
mordent la rudesse
de la pointe de Pen Hir,
tout grignote la fin
des choses de la terre
sans toit ni mur
ni frontière posée
sur la chaise longue
des cieux souverains.
Sur Grand et petit Dahouët,
Penn-Glaz, Chelott, Bern-id et Ar Forc’h
cadenassés de pierres,
Tas de Pois taillés en pointe,
sur le jardin de l’horizon
rien ne se lit ni se dit.
Mendiant de la liberté,
je flotte corps-mort
dans l’univers du ciel
comme la mouette tremblante
se penche sur mon âme et raconte
les visites de Max Jacob,
Victor Segalen, d’autres encore
au manoir du Boultous
baigné de sang et l’œuvre
du poète le Magnifique
brûlée un jour de folie.
Oiseau des mers je te parle
de ces tourelles en ruine
même les musiques
de la houle de l’Iroise
soupirent face au péril.
Ici, veillent et s’ennuient
le tout et le rien,
finissent le rien et le tout
qui me rendent sensible à l’homme,
en ce bout de terre
le vent migrateur dicte sa loi.
Jean-Albert Guénégan (poème inédit)