Lien entre les amis du poète et écrivain Michel Baglin
24 Avril 2025
Avec son dernier opus L'invention des miroirs, Mérédith Le Dez signe un roman très différent du précédent (Musique française, fantaisie pour la pluie, la Part commune, 2023), hormis la pluie qui joue ici aussi sa partition.
À la fin du roman, on peut lire ceci dans le très bref « Épilogue – La marge du monde » : « – En définitive, pourquoi écrivez-vous ? – Parce que j'ai échoué à vivre. » En refermant le livre sur cette réponse quelque peu désenchantée, me vient le vers avec lequel Saint-John Perse clôt son œuvre dans "Sécheresse" et quelle œuvre : « Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! » Et aussi cette photographie de lui avec son chien « plus poète que moi », disait-il. « Pourquoi écrivez-vous ? » Le poète d’Amers répondait simplement : « Pour mieux vivre. »
Le train de la vie peut s'arrêter brutalement. Il arrive que, dans un état de mort imminente ou de conscience altérée, l'être se dédouble, se regardant comme un autre, assistant, léger, aérien, à sa propre fin. C'est le cas dans ce roman où le rêve morphinique et la semi-conscience troublent la réalité au point de ne plus savoir qui on est. Isaure Clément, Laurence Métis ? « Qu'est-ce que je fabrique ici, dans cette époque qui n'est pas la mienne, avec mes souvenirs et mes mots d'un autre âge ? »
« On est vite rattrapé par la vie des autres ». Laurence Métis, l'écrivaine (double de l'autrice ?), est rusée, précise, habile à manier les mondes comme sa déesse éponyme maîtresse de l'intuition, mais elle est aussi métissée d'histoires, d'expériences, de vies diverses. S'ensuivent autant d'interrogations existentielles : qui est-on vraiment ? Quand suis-je moi, réellement moi ? Je est un autre, tous les autres, je n'est pas moi. Ou alors je suis autant l'autre que moi. Chacun se trompe sur soi, sur l'autre puisque tout est morcelé. Chacun est une mosaïque d'histoires, de points de vue, de reflets, de regards. Dans ce roman, les frontières paraissent floues, poreuses : lieux, époques, événements, personnes, paroles, mots même qui échangent leurs lettres. La mémoire méticuleuse et la folle imagination sont « souffleuses de rêves ». Elles font tourner le monde en « fascinants phosphènes » dans leurs lanternes magiques. Redites et répétitions, les visions, fantasmagories, fantômes et phantasmes tournent ici en images fragmentées d'un tout à reconstruire. Mais, si on n'est que fragments comme cet « homme en morceaux » dont il est à un moment question, peut-on vivre réellement, pleinement, dans une adhésion directe, animale, à la vie, sans écart ni leurre, tel le chien de Saint-John Perse ? Ou bien, être de mots et d’images, la passe-t-on à se fabriquer des histoires, à se construire une sorte de mythe de soi-même répété en reflets ? (De nombreux échos à la mythologie gréco-romaine émaillent le roman.)
On l'a remarqué dans l'un de ses autres romans, Le coeur mendiant, Mérédith Le Dez aime les mises en abyme, l'image dans l'image, le reflet dans le reflet, le récit dans le récit. L'écriture ici semble vécue comme une invention de miroirs, une traversée d'Alice au pays des merveilles ou des horreurs, c'est selon. Nous créons nos miroirs, nos miroirs nous créent en doubles visages. Et « l'esprit d'escalier » s'invente des mondes à la Escher sans début ni fin, propices aux étourdissants vertiges. « Tout est tellement autre, toujours, que ce que l’on en sait. » Où est la vérité de soi ?
« Au commencement était son nom. » Comment habiter son nom ? Y parvient-on réellement ? Rien n'est sans doute plus difficile. Le roman de Mérédith le Dez, kaléidoscopique dans sa construction et son propos, tente de dire avec subtilité et fluidité les diffractions de l'être, son irrémédiable irrésolution.
Marilyse Leroux
L’invention des miroirs, éditions des femmes Antoinette Fouque, janvier 2025, 208 pages, 18 euros.