Lien entre les amis du poète et écrivain Michel Baglin
25 Mars 2025
Guinahoëc pour l'éternité
Souvent j'accompagnais, début des années 60, mon père qui aimait à flâner dans les bois. Qu'espérait-il ? Ramiers, champignons, oseille, menthe, châtaignes, belles trouvailles sans doute mais surtout, aujourd'hui je le comprends, ce qu'il recherchait c'était l'oasis d'un temps hors du temps où ce qui comptait était de respirer la fraîcheur simple de la Nature et peut-être aussi de retrouver les escapades de l'enfance.
Une belle fin d'après-midi alors que nous marchions dans quelque sous-bois près du hameau de Ravel, soudain, du doigt il m'imposa le silence : à 10 pas tout juste de là, un petit animal œuvrait à quelque cueillette dans un arbre. À peine eus-je le temps d'apercevoir ses deux yeux ronds cerclés de noir, son petit ventre blanc, son dos moucheté de gris et sa longue queue fine, que l'apparition avait fui dans un trou de souris dans l'arbre. « C'est un lérot ! » me chuchota mon père , ce héros. Sans le savoir je venais de rencontrer la poésie.
Comme le petit animal, celle-ci en effet apparaît de façon subreptice ; il faut être suffisamment réceptif pour l'accueillir. Comme lui, elle est si furtive qu'un rien suffit à la faire se volatiliser. Et puis, de même, n'a-t-elle pas le regard mascaré d'anthracite afin de mieux voir dans la nuit de l'âme et son pelage fin et souple n'est-il pas là pour adoucir les plaies du cœur ? Sans le savoir, j'avais rencontré dame Poésie. Mais c'est bien plus tard que je me laissais surprendre par sa nécessité splendide et douloureuse.
À l'époque, cette découverte du monde aux côtés de mon père m'était le bien le plus précieux. J'étais fier d'avoir ma main dans la sienne et d'écouter son regard tendre, lucide et curieux, sur tout ce qui nous entourait et sur ce qui nous dépassait. Le monde était grand, immense alors et j'avais un guide. Aujourd'hui, en relisant les textes qu'il m'a laissés, que j'ai pu, par bonheur, conserver et que je propose ici à la lecture, je suis fier d'en être le passeur.
Car la balade dans la prairie des mots, il la pratiquait en toute occasion, familiarisant ses enfants, moi et mes trois sœurs, à la magie et fantaisie du verbe. Tout était bon pour faire pétiller les bulles du vocabulaire : chansons, souvenirs, jeux de mots, délires, contrepèteries, poèmes, le tout avec l'espièglerie d'un Charles Cros et la virevolte d'un papillon. Car jamais il ne chercha à faire œuvre, encore moins carrière. Il baguenaudait de pensée en pensée, du rire à l'émotion, du pire au mieux.
Le pire, c'est très tôt qu' il en éprouva la pointe aiguë. À l'âge de 10 ans, le jour même de sa communion, il vit son propre père partir à jamais. Le bateau sur lequel celui-ci officiait comme mécanicien fut réquisitionné pour aller sauver les Anglais à Dunkerque. Torpillé, son corps ne fut jamais retrouvé. Dès lors la vie de l'orphelin fut comme en suspension : l'incompréhension, les larmes de sa Mère, l'absence qui remplit le cœur, puis l'exode (de Normandie jusqu'en Bretagne), la vie qui continue malgré tout avec ses vicissitudes souvent noires et toujours le souvenir de ce père qu'il avait si peu connu, dont il ressassait à satiété à nous ses enfants l'histoire dramatique avant d' échapper par une pirouette à l'émotion qui l'étreignait.
Le mieux, c'est à force de caractère qu'il se l'est forgé, comme une défense contre les coups du sort et l'injustice de l'existence. Ce mieux prit la forme d'un optimisme sans faille. Quoi qu'il arrive, il y a toujours une solution, avait-il l'habitude de répéter ou encore : Ne prenez pas la vie au sérieux ; de toute façon, vous n'en sortirez pas vivant, reprenant ainsi la maxime de Fontenelle et bien sûr à loisir celle attribuée au roi mérovingien Chilpéric, devenue iconique dans sa bouche: Le pire avant le Mieux !
En vieillissant, s'étant libéré de tout ce qui était carcan et convention, à cet optimisme il ajouta un sens du délire de plus en plus tonitruant. Il devint le professeur Guinahoëc, un double qui permettait les plus grandes excentricités. Guinahoëc (en breton innocent ou crétin) était le surnom que lui donnait son père, s'amusant avec le prénom de ce fils qui s'appelait Guy.
Poète, peintre, chansonnier, joueur d'harmonica, touche-à-tout, Guinahoëc fut un génial bricolo, y compris dans le domaine de la pensée. Quand il écrivait il ne donnait pas l'impression de faire littérature. Il se disait poète du dimanche mais pour lui tous les jours étaient dimanche. De fait une fraîcheur certaine accompagnait son écriture. Qu'elle soit candide au temps de sa jeunesse, mais toujours maîtrisée, attentive aux malheurs des déshérités de la vie, soucieuse des problèmes de la société, émue à l'évocation de son épouse malade, goguenarde quand il s'agissait d'étourdir, jouissive par pur plaisir de se gondoler, sa poésie est invariablement teintée de bonheur, celui de s'amuser avec les mots en toute innocence. Comme s'il s'agissait de retrouver les joyeuses pitreries et pieds-de-nez de l'enfance. Comme s'il s'agissait de se replonger au temps, béni mille fois, où le père était encore là.
Les poèmes, en première partie de cette anthologie démontrent une virtuosité naturelle qui réussit à bluffer. Néanmoins c'est dans la partie qui suit, intitulée Le pire avant le Mieux ! que sa truculence et son inventivité se déploie le plus largement. Il avait été décidé entre lui et moi que ce pétillement de l'esprit s'exerçât sans nulle contrainte dans le cadre d'une émission hebdomadaire que je présentais sur Radio-Liberté, la radio locale associative du Ribéracois, de 1991 à début 93. Le professeur Guinahoëc y venait enchanter l'auditoire par un petit billet d'humeur des plus insolites.
Ce billet, je le revois le griffonner à la va-vite, d'un trait, comme pris d'une soudaine inspiration, au mieux la veille au soir, mais plus souvent au matin, en urgence, à quelques quarts d'heure de l'émission. Et à chaque fois, à l'antenne, la surprise était totale, la loufoquerie déroutante, la jovialité réjouissante, l'esprit en pleine imagination. Preuve, l'époustouflante variété d' adresses à mon endroit qu'il se gobergeait de faire à chacun de ses billets. Je devenais ainsi marchand de salades radiophoniques, bouffeur de loukoums salés, réanimateur des esprits endormis, radoteur patenté, gandin de la F.M., roi du baragouin des ondes, empapaouteur de pucerons, peaufineur de papier mâché, pois-chiche cérébral, etc...jusqu'à même cette folle audace : fils de mon sperme. Tout ceci, bien sûr, étaient labels de tendresse déguisée. Rabelais, Alphonse Allais, Pierre Dac pouvaient être convoqués : leur fils spirituel (dans les deux sens du mot) à leur suite, prenait sans complexe joie à franchir les limites du Correct. Au Diable les convenances ! Vive l'hilarité divine !
Une troisième partie (En ce temps-là le Professeur Guinahoëc disait) présente les pensées, paroles et fariboles qui lui venaient à tout moment. Certaines trouvaient grâce à ses yeux et il les notait alors dans un petit carnet. Beaucoup ont été perdues car le feu d'artifice était permanent. Ne dit-il pas d'ailleurs en ouverture : Ah si toutes les belles paroles que j’ai lancées en l’air au cours de ma longue vie m’étaient retombées sur la gueule, y a belle lurette que je serais mort. La fantaisie la plus extrême y est à l’œuvre mais ce dilettante savait aussi se faire philosophe, porté parfois par le cynisme le plus radical. Un seul exemple : apprenant l'affection colo-rectale qui allait l'emporter, il se fendit d'un : C'est pas un p'tit trou du cul de cancer qui va me faire chier !
Il est mort le 13 février 1994, à l'âge de 64 ans, me laissant en héritage au-delà de l'amour prodigué et de ses précieuses leçons de vie, une incomparable appétence pour les mots et leur danse. Il m'a légué également sa casquette. À chaque fois que je la porte j'entends sa voix qui me parle. Le poème qui conclut cet ouvrage en révèle, sous forme d'hommage, quelques uns de ces secrets posthumes.
Au fond de cette casquette, il ne m'étonnerait pas qu'un jour je trouve une nichée de beaux lérots .... de Ravel, bien sûr. Musique, Professeur
Adresse aux cieux
Que m’avez-vous fait mes aïeux ?
Moi, si petit, si misérable !
Mais que suis-je donc ?
Un amalgame de gènes
engendré par vos queues,
mes chers grands-pères
et vos conins,
mes chères grands-mères !
Vous les trimeurs, les besogneux
qui m’observaient du haut des cieux,
êtes-vous fier de votre fieu ?
Si c’est le cas
ben, nom de Dieu !
Guy Malbranque
Guy je suis né, Guinahoëc je resterai, éd Danosi, 2023 (15€, port compris). À commander à La Vie Multiple (omd3@wanadoo.fr)