Lien entre les amis du poète et écrivain Michel Baglin
13 Mars 2025
Partir de façon personnelle sur les traces d’un auteur que l’on aime, telle est l’ambition de cette nouvelle rubrique qu’inaugure à sa façon créative notre amie Marilyse.
Pour nous faire partager votre intérêt pour un auteur, merci de transmettre vos contributions à ibanesjacques@gmail.com
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Victor Segalen, à vrai dire je le connaissais peu jusqu’à ce qu’en 2023 je lise et relise Stèles, qui m’a fascinée. Le texte ci-dessous m’est venu un matin après avoir refermé le livre. Il s’agit d’une sorte de rêverie sur les idéogrammes anciens reproduits par le poète dans l’édition originale de 1912 et par la vision que j’ai eue de lui en Chine, de sa quête d’absolu, de sa remontée vers les origines.
En 2024, à la Maison natale de l’Abbé Prévost à Hesdin (acquise par son arrière-petite-fille Pauline Joly Groux), j’ai pu voir et toucher avec émotion le bureau incrusté de nacre du poète et sa statuette en jade qu’il emportait toujours avec lui. L’un et l’autre me l’ont rendu très proche.
Outre les œuvres de Victor Segalen et leurs différents cycles, on pourra lire avec bonheur le récit habité de Jean-Luc Coatalem consacré au poète « Mes pas vont ailleurs » ainsi que le point de vue original, cinématographique, de Stéphane Padovani « Victor Segalen, un rêve de film ».
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Rêverie idéographique
Ils étaient là, devant moi, multiples singuliers. Les uns tendaient leurs bras à flanc de montagne, charge en équilibre contre la chute. D’autres soulevaient leurs manches au bord des précipices. D’autres, à lourde cuirasse, pointaient leur arme à bout de bras. Vers qui ? Sabres et fourches, crocs de lion, griffes d’oiseaux étaient du voyage. Empesés de givre ou de neige. Oraculaires sous leurs doubles paires d’yeux.
Ils étaient là, ancestraux, en habit de peu ou costume d’apparat, lourde robe ceinturée balayant le sol, éventail déployé, ou simples traînées d’os. Certains courbant le dos comme ils avaient appris. Tous énigmatiques, aux yeux de sphinx ou de bêtes oubliées.
Je les dévisageai un et un sous leur air de famille. Je vis qu’ils me ressemblaient. Moi, l’éphémère, le lointain, le non-protocolaire.
Alors, privé d’âge, j’ai ouvert la marche et ils m’ont suivi à pas de tortue, déclinant leur nom sous les grands portiques, chacun à sa manière pour que je m’en souvienne, ou me laissant l’imaginer avec cet air de haute alliance qui leur est propre.
Qui est sans nom n’habite pas le monde, disait un sage. J’inventerai ce qui manque. Je leur grefferai des têtes prodigieuses, des bras nourriciers, des pieds de corne pour l’aventure, leur construirai des murailles de jade, des généalogies de palais. Je ferai résonner leurs voix sur le grand silence. Si le vent le décide, j’y ajouterai la mienne.
À l’instant de partir, j’aimerais être une pierre pour que chaque signe s’incruste à mon front de peur qu’il ne se perde. J’emporterais la genèse sous ma peau, tatouée d’encre et de rosée.
Mais je les laisse aller à leur guise, me reconnaissant dans leur geste millénaire. Rond et rêche. Lâche et courageux. Humble immodeste. Un de ceux, innombrables, de la longue histoire humaine. Tête haute toujours sous le pinceau du calligraphe.
Sur la table de Victor Segalen
Sous sa paume passent des caravanes couleur d’aube et de poussière. La piste s’allonge à les imaginer. L’air est pur, et pur le désir de respirer.
Les cailloux se taisent quand il faut de peur de rayer sa solitude. Le temps résonne lent sur les crêtes.
Une chanson s’élève à l’arrière, issue d’une autre vie, lorsque les étoiles sondaient les lacs pour une pièce d’or. L’écho raconte qu’elle disait des choses étranges qu’aucune oreille humaine n’avait entendues. Un oiseau l’emporta. Blanc de nacre, griffures d’encre. Depuis, son ombre creuse des routes dans le bois de sa table.
Chaque forme est une sur le grand damier. Différente et familière. On l’apprivoise d’un seul tenant avant de lui donner ses mains. Mouvantes comme l’eau. Ductiles comme la peau.
Toute pierre est une dans le grand jardin. Le sabot qui l’emporte est plus sage que la semelle du voyageur. Il ignore où il la déposera. Les uns imaginent une licorne, les autres une cavale, sans bât ni licol à ralentir la marche.
Ni dessein ni relais, dit le ciel, le hasard est une pierre qui bouge. On peut le déplacer pour une autre.
Sur la mosaïque des terres, chaque songe étire son fil – invisible d’être parcouru. Il existe aventure plus hasardeuse pour comprendre le monde. La mer brassera les lignes, proclame le vent.
Je viens d’un pays
où les sages n’ont plus cours
les tigres ont dévoré leurs ombres
Je n’ai plus de maison
excepté celle-ci - la tienne
Pourtant
le soleil continue
de s’enrouler à mon cou
la terre de battre son état premier
entre mes côtes
Une constance qui nous lie
toi et moi.
J’ai voyagé dans une poche
à la taille de sa main
avais-je besoin d’autre chose ?
Cette poche était un pays
vieux de quelques siècles
des routes en partaient
dans toutes les directions
je n’ai eu qu’à le suivre
Avec lui j’ai exploré
chemins rivières forêts
sables et mers du monde
le mouvement
ne m’a jamais fait défaut
Au moment de partir
j’ai entendu sa solitude
entre les rocs
elle dessinait un cercle
où je ne suis pas entré.
Texte de Marilyne Leroux
Photographies d’Isabelle Baudelet, La Fabrique poétique, Maison natale de l’Abbé Prévost à Hesdin.